Commentaire
féministe de la Bible – Matthieu 1,8-25
Ce commentaire fait partie d'une série de commentaires féministes de la Bible en cours d'écriture.
L'arbitraire
des maris
Pour toute personne un peu engagée ou sensibilisée sur les
questions de violences conjugales, la lecture de la péricope où
Joseph accepte finalement d'accueillir Marie, quoiqu'elle soit
enceinte avant d'avoir habitée avec lui, suscite un malaise. Il est
dit de Joseph qu'il « était un homme juste » (Mt 1,19),
parce qu'il ne voulait pas « diffamer [Marie] publiquement »,
mais il comptait tout de même la répudier secrètement. Que ce
serait-il passé alors ? Marie se serait retrouvée fille-mère.
C'est-à-dire, dans la société de son époque, marginalisée, sans
parler de la précarité économique à laquelle elle serait
condamnée aujourd'hui encore. La situation que pouvait suspecter
Joseph est décrite dans le Deutéronome : si une jeune fille
vierge fiancée à quelqu'un est surprise avec un autre entrain de
coucher, si c'est dans la ville et que la fille ne s'est pas
défendue, n'a pas criée, ils seront lapidéés toutses les deux, si
c'est dans la campagne, on suppose qu'on n'a pas pu entendre les cris
de la fille, et seul l'homme est lapidé (Dt 22,23-27). Joseph n'a
pas surpris de « flagrant délit ». Mais le fait que
Marie soit enceinte démontre en toute logique que Marie a couché
avec un autre homme. Bien que chez Matthieu, il semblerait que Marie
et Joseph vivaient à Bethléem, donc en ville, au moment de la
naissance de Jésus, Joseph semble préférer appliquer la
jurisprudence de la campagne en ne « diffamant » pas
publiquement Marie, ce qui l'aurait condamnée à la lapidation. Mais
en même temps, dans son premier mouvement, il n'accorde pas à Marie
la possibilité d'avoir été violée, puisque dans ce cas elle
n'aurait pas été fautive de se retrouver enceinte, et rien ne
justifierait qu'il la répudie. Quoiqu'il en soit de la loi de
l'époque et de la manière avec laquelle elle était appliquée,
quoiqu'il en soit de la manière avec laquelle Joseph comptait
l'appliquer et ce qu'il en fit finalement en obéissant à l'ange, le
malaise que suscite la situation vient de l’asymétrie qu'il existe
entre Marie et Joseph. Marie dépend totalement de l'arbitraire
de Joseph, qu'il soit juste ou pas. D'abord le mariage qui était
prévu entre elleux ne semble pas avoir été un choix commun, mais
plutôt un mariage arrangé, pour ne pas dire forcé : « Marie
(…) était accordée en mariage à Joseph » (Mt1,18). Depuis
que ce mariage a été prévu, Marie, comme toutes les femmes de son
temps, est devenue comme la propriété de Joseph. Le décalogue,
dans le Deutéronome (Dt 5,18) comme dans l'Exode (Ex 20,14),
condamnent dans une même phrase le vol et la convoitise de la femme
de son prochain. Il y a asymétrie entre mari et femme, et la femme
est considérée comme la propriété de son mari. Le mot « mari »
se dit « Baal », c'est à dire « maître ».
C'est toujours le cas en israélien moderne.
Nous sommes dans une société particulièrement patriarcale, où la
domination masculine est acceptée et courante, inscrite dans la loi,
et la loi sacrée, et appliquée au quotidien. Joseph en tant
qu'homme fait donc partie des dominants. Une femme lui a été
accordée, déjà il en est le maître, le Baal, le propriétaire.
Comment agit-il depuis sa position de dominant?
L'évangile ne dit pas de lui qu'il est le maître de Marie, mais son
époux. Le vocable époux/épouse, au contraire du vocable
mari/femme, établi une symétrie et une réciprocité entre les
partenaires du couple. Y compris en hébreux ('.Y.Sh / Y.Sh.Ha). De
nombreux commentateurs y ont d'ailleurs trouvé un jeu de mot :
les deux mots comportent le même nombre de lettre, trois, mais
diffèrent chacun d'une lettre, Aleph chez 'Ych (époux), et He chez
YchHa (épouse). En réunissant les deux lettres qui manquent à
l'autre, on obtient HA, un des noms de Dieu, qu'on retrouve dans
AlleluyHA, ou même dans Jésus (JoshouHA). Pourtant Joseph, époux,
envisage de répudier Marie, son épouse. Ce faisant il agit de
manière « juste » au regard de la loi du Deutéronome.
Mais Jésus, le fils qu'il accueillera finalement, a pris position
vis-à-vis de cette loi qu'on attribuait à Moïse (Mt,5,31-32 ;
Mt19,1-12 ; Mc10,1-12 ; Lc16,18). Pour justifier le
contredit qu'il fait à la loi de Moïse, Jésus se réfère à la
création de l'humanité : « N'avez-vous pas lu que le
Créateur, au commencement, les fit mâle et femelle et qu'il a dit :
C'est pourquoi l'homme s'attachera à sa femme, et les deux ne
feront qu'une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une
seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni ! »
(Mt 19,4-6). Jésus fait donc la synthèse entre les deux mythes des
commencements : d'une part dans le récit de la création en
sept jours, l'humain a été créé mâle et femelle à l'image de
Dieu, et d'autre part dans le récit du jardin et du fruit, Adam
reconnaît en Ève « la chair de sa chair », il la nomme
alors « épouse » (YChHa), et se nomme lui-même
« époux » ('YCh).
Amour
originel entre épouxes
Le deuxième récit des commencements dans la Genèse est souvent lu
comme le mythe qui institue, ou justifie, l'infériorité des femmes
vis-à-vis des hommes. Or une lecture attentive de ce texte montre
que ce n'est pas le cas.
Le masculin ne précède pas le féminin dans l'ordre de la
création. Souvent on trouve prétexte à ce que Dieu ait d'abord
façonné l'adam pour dire que d'après « l'anthropologie
biblique » le masculin serait la forme primordiale de
l'humanité. Or ce qui sort de la glaise et du souffle de Dieu n'est
pas nommé « Adam », mais l'adam, ce qui veut dire
l'humain en général. Adam n'est utilisé comme un prénom que pour
nommer l'homme dont un côté a été retiré. Cette interprétation
est tout à fait traditionnelle, et l'on trouve des représentations
picturales du Moyen-Âge ou de la Renaissance qui retracent le récit
en représentant d'abord l'adam sous des traits androgynes, sans
poils, ni sexe, ni sein, puis après qu'Eve ait été créée, Adam
sous des traits masculins. Le deuxième récit de la Genèse propose
donc un mythe où l'humanité est d'abord androgyne, puis
l'homme/époux n'existe qu'une fois en face de la femme/épouse.
Détail de retable de Grabow (Maître Bertram, vers 1379) Kunsthalle de Hambourg |
Ève n'a pas été créée à partir d'une bout de côte, mais
« du côté ». On peut certes imaginé qu'il s'agit
d'un morceau retiré du flanc de l'adam, mais le plus simple est de
voir prendre la moitié.
Ève n'est pas cause de la chute, c'est la méfiance entre Adam et
Ève, et entre l'humanité et Dieu qui induit les souffrances. Le
serpent s'adresse à la femme en manipulant la parole de Dieu (« vous
ne mangerez pas de tout arbre du jardin » Gn3,1). Celle-ci lui
répond et commence par résister (« Nous pouvons manger du
fruit des arbres du jardin » Gn3,2), elle rétablit ce que Dieu
avait dit à l'adam (« Tu pourras manger de tout arbre du
jardin » Gn2,16). Ce faisant elle montre qu'elle est aussi
dépositaire des paroles divines adressées à l'humanité. Elle cède
à la suspicion que suggère le serpent quand il s'agit du seul arbre
dont Dieu a effectivement interdit de manger les fruits. Au moment où
elle prend du fruit interdit, elle en donne immédiatement à son
mari, dont il est dit qu'il « était avec elle ». Depuis
quand était-il avec elle ? N'était-il pas présent pendant
tout le dialogue avec le serpent ? Et il n'y a pas participé ?
En particulier, il aurait pu prêter main forte à Ève pour contrer
le doute qu'insinuait le serpent. Il était autant dépositaire
qu’Ève de la parole divine. L'expression populaire affirme « il
n'y a que ceux qui ne font rien qui ne font pas d'erreur », et
certains rajoutent « leur vie entière en est une ».
Toustes celleux qui ont interprété cette situation comme la
démonstration de la responsabilité et de la faiblesse des femmes
face au péché ne manquent pas de toupet ! Ève est la seule à
résister, à prendre le risque du doute, mais aussi de la défense
de la parole divine que quelques manipulations habiles rendent si
facilement contraire à ce qu'elle visait.
Le deuxième récit de la Genèse n'est pas l'explication d'une
faute originelle attachée à une prétendue essence féminine.
Ni une condamnation de l'humanité. Les malédictions qui sont
formulées en conclusion du récit ne sont pas des condamnations,
mais l'énoncé des conséquences quasi-mécaniques qui découlent de
la perte de confiance entre femmes et hommes, et de la perte de Foi
de la part de l'humanité vis-à-vis de Dieu. Après avoir mangé du
fruit, Ève et Adam se cachent de Dieu. Ils n'ont plus confiance en
leur dignité pour se laisser visiter par Dieu. Quand Dieu les trouve
néanmoins et s'adresse à elleux, nous assistons à des échanges de
lâchetés, Adam renvoie la responsabilité à Ève (il était
pourtant « avec elle »), puis Ève au serpent. Beaucoup
de commentateurs voient dans le serpent un symbole phallique. Mais
j'en ai entendu aucun aller jusqu'au bout de cette piste : le
seul qui dispose d'un phallus entre Adam et Ève, c'est Adam. Selon
cette interprétation on aurait donc Adam qui connaîtrait une sorte
de dédoublement de personnalité selon qu'il est dominé par son
phallus ou pas... En tout cas ce qui s'est passé avec la
consommation du fruit, c'est la perte de la Foi, l'introduction de la
méfiance, la manipulation de la parole de l'autre pour lui faire
dire autre chose que ce qu'il voulait dire. De cette situation
découlent toutes les violences : violence entre l'humanité et
les animaux devenus sauvages (« je mettrai une hostilité entre
[le serpent] et la femme » Gn3,15) ; violence dans la
sexualité (« [Le désir de la femme la] poussera vers [son]
homme et lui [la] dominera » Gn3,16) ; violence dans le
travail pour survivre...
Joseph,
l'anti-Adam
Ainsi, nommer systématiquement Joseph « époux de Marie »
(Mt1,16 ; Mt1,19) et Marie « épouse de Joseph »
(Mt1,20), suggère que ce couple reflète la réciprocité originelle
entre femme et homme, avant que s'introduise la méfiance et la
violence. Paul, et après lui la Tradition de l’Église, insiste
beaucoup sur la figure de Marie, comme anti-Ève, qui restaure la
faute qu'elle aurait commise, seule dans une perspective misogyne, au
jardin d’Éden. De son côté, l'évangile de Matthieu semble
faire le portrait d'un Joseph, anti-Adam. Il s'apprêtait à
commettre une violence misogyne, répudier son épouse. Un messager
de Dieu lui adresse la parole. Il écoute cette parole. Il lui fait
confiance.
Pourtant ce qui lui est dit est dur à entendre pour un homme
élevé dans une société patriarcale. Cela va contre la
prétention à être propriétaire de sa femme, et de contrôler tout
sur sa sexualité, son intimité, sa spiritualité et ses relations,
avant et après le mariage, puisqu'il lui ai dit que « ce qui a
été engendré en elle vient de l'Esprit-Saint » (Mt1,20).
Qu'est ce qui est plus dur à entendre et à accepter : que sa
femme, que tout pousse à considérer comme un être inférieur, sa
propriété, ait été « volé » par un autre homme,
ou bien qu'elle ait une vie intérieure propre, une relation
spirituelle avec le Seigneur telle qu'elle peut avoir une fécondité
que rien de matériel ne peut expliquer ? Cela va aussi contre
la gloriole des mâles de son époque, comme de la notre, qui
accordent tant d'importance à être le géniteur d'un fils par le
pouvoir de sa propre semence. Et enfin cette parole va contre
l'illusion que se font beaucoup de père que leur fils sera ni plus
ni moins un prolongement d'eux même : même sang, même métier,
parfois même nom... Non, ce fils, comme tous les enfants, dépassera
Joseph en humanité : « c'est lui qui sauvera son peuple
de ses péchés » (Mt1,21). L'ange du Seigneur commence son
message par « ne crains pas », pourtant il y a beaucoup à
craindre de ce message pour un homme habitué à la domination
masculine. Son épouse lui est confiée, elle ne lui appartient pas.
Son fils aussi lui est confié, il n'est pas le résultat de sa
virilité, et il ne sera pas l'image de son père, son prolongement,
il sera tout autre.
L'évangéliste commente de manière étrange le message du
Seigneur. Il cite Isaïe où il est dit que le fils conçu d'une
vierge sera appelé « Emmanuel », or il est demandé à
Joseph de l'appeler Jésus. Souvent on s'en tire en en appelant aux
étymologies. Emmanuel signifie « Dieu avec nous », et
Jésus « Dieu sauve ». Mais il y a tant de noms
théophores dans la Bible et au temps de Jésus, qu'on peut
considérer que deux prénoms pris aux hasards auraient toutes les
chances d'avoir le même lien. Plus étrange encore est le fait que
dans le message angélique, il est demandé à Joseph de donner le
nom de Jésus, tandis que la citation d'Isaïe donnée en commentaire
indique que « on donnera le nom d'Emmanuel ». Comme si la
foule reconnaîtra en Jésus un autre, plus que ce que Joseph aura
nommé. En tout cas le dialogue entre le message entendu en songe et
la référence au prophète donne une indication comment, en
certaines circonstances, on peut être amenéé à dire que « Dieu
nous parle ». Il s'agit d'une attitude d'écoute, écoute
de la situation (Joseph est en face d'un dilemme, Marie est enceinte
sans qu'il ait eu de relation avec elle, mais il ne lui veut pas du
mal, peut être a-t-il même de l'affection pour elle quand bien même
le mariage entre elleux serait arrangé, les conséquences pour Marie
de ce qu'il pourrait décider ne le laisse pas indifférent), écoute
de ce qui se passe dans son intimité (ce qui est toujours un
mystère, ce qui est ici rendu par les images du songe et de l'ange,
« ange » signifie « messager »), et écoute
des écritures, qui sont les témoins des expériences de Foi qui
nous ont précédées (pourquoi la parole d'Isaïe en particulier
émerge ? Plutôt que les lois qui traitent spécifiquement de
la question qui préoccupe Joseph ? Parce qu'il y est question
d'une vierge qui conçoit un enfant ?) . Ces éléments
néanmoins ne mènent pas à une évidence. Le nom qui lui est
suggéré dans le songe, et qu'il donnera à l'enfant, n'est pas
celui que propose le prophète. Se mettre à l'écoute, ce n'est pas
être obligé, pas même par une évidence logique. « Obéir »
signifie « écouter jusqu'au bout », mais cependant agir
librement. Quand il est dit que « Joseph fit ce que l'ange
du Seigneur lui avait prescrit » (Mt1,24), cela ne veut pas
dire qu'il s'est fait le pantin de Dieu. Il a agit librement. La
parole de l'ange est une invitation, pas un ordre : « ne
crains pas ». La citation biblique est un peu dissonante avec
ce qui a été entendu en songe. Il n'y a pas d'évidence qui
obligerait à se soumettre à la prescription. Mais l'écoute
attentive de ce qui a été dit à Joseph, cette juste obéissance,
le tourne vers la vie, vers l'accueil de son épouse et de son fils.
Le deuxième récit de Mathieu sur les origines de Jésus semble
bien pointer, en le reversant, le deuxième récit des origines de la
Genèse. En Matthieu, tout part du projet de Joseph de répudier
Marie, donc de participer à la violence de genre. En Genèse 2 et 3,
cela se termine par la mise en place de la violence de genre, le
désir de la femme la soumet à son mari. Un message venant du
Seigneur est adressé à Joseph, sous la forme d'un songe, et peut
être l'a-t-il mûri en méditant la parole du prophète Isaïe.
Joseph écoute cette parole divine. Adam reste silencieux pendant que
le serpent perverti la parole divine. Il ne prend pas la défense de
la parole que Dieu lui a confié. Puis, silencieusement, il mange du
fruit. Il ne reprend la parole que pour accuser sa femme. Joseph ne
parle pas, il n'accuse personne. Il agit, il accueille Marie. Joseph
« ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils ».
Alors qu'après avoir été chassé du jardin d’Éden, Adam
« connut Ève sa femme ». Le terme « connaître »
signifie en langage biblique avoir une relation biblique. Mais à
bien réfléchir à l'image, on se rend compte que ce terme pourrait
en fait désigner une certaine manière d'avoir des relations
sexuelles, et même une certaine manière d'avoir des relations en
général avec autrui. Qu'est-ce-que la démarche de connaître peut
avoir de commun avec la relation sexuelle ? Dans la
connaissance, d'une chose comme d'une personne, on peut avoir
l'impression de la contrôler cette chose, de pouvoir prévoir
comment elle réagira. On dit aussi en français « posséder »
quelqu'un pour euphémiser la relation sexuelle. Au contraire Joseph
accueille Marie dans sa maison sans la connaître. En prenant
naïvement l'expression « connaître », on peut aussi
entendre un respect du mystère que porte Marie. C'est une chose
qu'on peut expérimenter quand on cohabite avec quelqu'üne, même si
on n'a pas de relations sexuelles avec ellui. En partageant son
quotidien, en repérant ses habitudes, on peut être très vite amené
à penser qu'on connaît l'autre « par coeur », « comme
si on l'avait fait ». Et du coup à ne pas être disponible à
la surprise qu'ellil peut nous amener. Cette tentation est amplifié
dans un couple marié. Les rencontres sexuelles sont des moments
intenses où chacun livrent son intimité. L'üne et l'autre peuvent
avoir l'impression d'avoir eu un tel accès à l'autre qu'ellil ne
peut plus être surprisse par ellui. Ce qui n'est jamais juste.
Chacüne garde un mystère, qu'ellil ne peut même pas saisir
ellui-même. Matthieu ne rends pas compte de la tendresse qui a pu
exister ou non entre Marie et Joseph. Ce n'est pas son but qui est
théologique, et ce serait mal placé, comme à propos de l'intimité
de chacüne. Mais il me semble qu'en lisant entre les lignes, on peut
envisager une douce tendresse qui unissait Marie et Joseph. On le
verra encore dans les lignes suivantes, à travers les épreuves
qu'ellils traverseront ensemble. Chacüne, quand ellil est nomméé,
est systématiquement désignéé comme l'épouxe de l'autre. Le
projet qu'a envisagé Joseph dans un premier temps ne le laissait pas
tranquille. Certainement avait-il une affection pour Marie. Son sort
ne lui était pas indifférent. C'est ce tourment qui l'a ouvert à
entendre une parole en songe. Peut être scrutait-il à travers les
écritures, en lisant, de mémoire ou en interrogeant autour de lui,
pour trouver ce qui mettrait en défaut la dure loi deutéronomique ?
Dans le deuxième récit de la Genèse, Adam et Ève commencent par
se découvrir époux et épouse. Puis perdent la Foi, se méfient
l'üne de l'autre, et se retrouvent soumis à la violence et à la
souffrance. Joseph et Marie sont épouxes l'üne pour l'autre du
début à la fin du récit en Matthieu. Ils n'ont pas eu à
reconquérir l'état d'épouse et d'époux l'üne pour l'autre. La
violence de genre marque en profondeur l'humanité, mais la vocation
profonde de l'humanité reste la réciprocité et l'égale dignité
entre femmes et hommes. La disposition de chacüne à être
amoureux fait écho à l'intuition des auteurs de la Genèse qui ont
formulé le mythe des origines des relations entre femmes et hommes.
Cette ouverture à l'autre qui fait voir en ellui la chair de sa
chair, si autre et pourtant si proche de soi qu'on n'a l'impression
d'être soi-même qu'à ses côtés, c'est le cri d'Adam se
réveillant au côté d’Ève : « voici cette fois l'os
de mes os et la chair de ma chair ! » (Gn2,23). La Bible
témoigne ailleurs de cet universel : dans le Cantique des
cantiques, deux jeunes gens s'aiment, et ce poème d'amour symbolise
l'amour de Dieu pour l'humanité. Dans le Cantique des cantiques, là
aussi l'amour renverse la malédiction de la violence de genre,
puisque la femme affirme : « Je suis à mon chéri, et mon
chéri est à moi » (Ct6,3), « Je suis à mon bien-aimé
et vers moi est son désir » (Ct7,11). Ce n'est plus la femme
qui est soumise à son mari par son désir. Le désir est réciproque
et l'üne et l'autre disent appartenir à l'autre. Joseph et Marie
sont époux et épouse l'üne envers l'autre. Mais au contraire de
l'insouciance et de l'abandon au plaisir des sens que témoignent les
amoureux du Cantique des cantiques, ellils doivent faire face à des
structures qui exigent d'elleux de se comporter comme maître et
femme, comme Baal et propriété soumise. La difficulté de Joseph
est grande. Il dispose de la position du dominant. Il aurait tout le
confort de se comporter comme un maître viril. Répudier Marie
n'aurait eu aucune conséquences sur sa vie matérielle. La loi
sacrée l'encourageait même à assumer ce rôle brutal. Au
contraire, au fond de lui, il se sentait l'époux de Marie, et non
son Baal. Obéissant à Dieu, il se comportera comme un époux.
Enfin, étrangement, les deux récits des origines semblent
converger. Marie s'est « trouvée enceinte par le fait de
l'Esprit-Saint ». Et Ève déclare à la naissance de Caïn :
« J'ai procréé un homme, avec le Seigneur » (Gn4,1b).
Peut être un souvenir dans la Bible du temps où on n'identifiait
pas le lien de cause à effet entre la relation sexuelle et la
grossesse ? En tout cas, on peut entendre que toute naissance
est un mystère. Que l'enfant à venir n'est pas limité aux
déterminismes qu'on voudrait lui attribuait, ni par sa génétique
et sa filiation biologique, que certains cherchent depuis peu à
sacraliser, ni par les déterminismes sociologiques ou autres. Comme
le chante le Psaume « C'est toi qui as créé mes reins ;
tu m'abritais dans le sein maternel. Je confesse que je suis une
vraie merveille, tes œuvres sont prodigieuses : oui je le
reconnais bien. » (Ps139,13-14).
Conclusion
_ parallèles entres les origines de Jésus en Matthieu et origines
de l'humanité en Genèse.
Matthieu connaît l'Ancien Testament (« La Loi et les
Prophètes ») et s'adresse à un milieu judaïque qui en est
aussi imprégné. La philologie a identifié que la Genèse s'ouvre
avec deux récits des commencements. Le premier relate la création
en sept jours. Les spécialistes nomment son auteur P (« prêtres »).
Le second nous raconte la création dans le jardin d’Éden. Il
serait l’œuvre de J, pour yahviste, puisqu'il nomme Dieu
« Yahwé ». Les deux textes sont accolés. Ils ne sont
pas destinés à raconter les origines du monde et de l'humanité de
manière cohérente pour l'histoire et la science. Ils proposent
néanmoins chacun à leur manière une vision de l'humain qui renvoie
au divin. Il s'agit à chaque fois de dire Dieu en disant l'humain,
comme de dire läe Divain en disant l'humain.
Dans le premier récit de la genèse, l'humain est crééé mâle et
femelle dès le début, et ainsi ellil est à l'image de Dieu.
L'auteur P, sacerdotal, continue le récit avec la généalogie
d'Adam en Gn5. On y apprend que l'image et la ressemblance de Dieu
s'accomplit aussi en engendrant, c'est-à-dire en donnant naissance,
biologiquement, et en donnant un nom, c'est-à-dire en inscrivant la
nouvelle génération dans l'humanité. C'est ce que je propose
d'appeler l'anthropologie-théologie septadienne.
Le deuxième récit se situe dans le jardin d’Éden. Petite
indication qu'il y a hiatus logique entre les deux : il faut
créer à nouveaux l'humain et les animaux. Il ne s'agit pas de
rentrer dans les détails de ce qu'il s'est passé au sixième jour
du récit précédent, puisque les animaux étaient crééés avant
l'humain, alors que, dans le jardin d’Éden, ellils sont crééés
ensuite pour « lui faire une aide qui lui soit accordée ».
Dans ce deuxième récit, l'humain semble être d'abord crééé
androgyne. Puis comme aucun animal ne lui correspond, on retire le
côté (la moitié?). Adam se réveille face à Ève. Il la nomme
« épouse », et se faisant il se nomme aussi « époux ».
L'étymologie des mots époux/épouse en hébreux peut suggérer la
même idée que dans l'anthropologie-théologie septadienne, à
savoir que pour dire Dieu, HA, il faut que l'épouse et l'époux soit
ensemble, et apportent chacüne la lettre qui manque à l'autre. On
va néanmoins déjà plus loin. Le jeu entre le féminin et le
masculin est intrinsèquement lié au manque. C'est à partir d'un
côté de l'adam (l'humain) qu'est suscitée Ève. On a alors aussi
au centre de la relation entre femme et homme l'altérité.
L'humanité est autre à elle-même. Personne, seulle, ne peut
représenter toute l'humanité. A bien y considérer deux ne
suffisent pas plus. Les altérités en humanité ne se résument pas
à la différence des sexes. Nous sommes traverséés par des
différences d'âge, d'aspect physique, d'histoire, de culture,
d'orientation sexuelle, etc. Dire que l'humanité ne peut être
envisagée qu'en l'envisageant autant féminine que masculine, c'est
dire qu'on ne peut laisser de côté la moindre parcelle d'humanité.
Cette anthropologie-théologie, qui pose comme originelle la
réciprocité et l'égale dignité entre femmes et hommes, je propose
de l'appeler édénique.
Cette manière de distinguer deux récits aux commencements peut
paraître surprenant et tirée par les cheveux, tant on a l'habitude
d'envisager ce texte de la Genèse comme un récit lisse. Pourtant
Matthieu semble bien avoir eu conscience de ce hiatus. Pourquoi sinon
répète-t-il deux fois « Livre des origines de Jésus-Christ »
(Mt1,1) puis « Voici qu'elle fut l'origine de Jésus-Christ »
(Mt1,18) ? De plus à la fin de la généalogie, il incite sur
le chiffre 7 : 3 fois 14 générations entre Abraham et le
Christ (Mt1,17), ce qui fait qu'avec Jésus commence le septième
septennat de génération. Si on doute de la significativité de ces
jeux arithmétiques, en tout cas il reste clairement que, dans la
première partie des origines de Jésus, Matthieu suit le modèle de
généalogie du texte sacerdotal, quoiqu'il en subvertisse
radicalement la patrilinéarité (voir commentaire précédent). Les
généalogies sacerdotales de la Genèse cessent avec Abraham.
Matthieu reprend depuis Abraham, contrairement à Luc qui propose une
généalogie depuis Adam (Lc3,23-38). Pour le second récit des
origines de Jésus, le texte est encadré par la mention
« époux/épouse de ». On peut aussi voir dans l'Ange la
référence aux Kéroubim placés par Dieu pour défendre l'accès au
jardin d'Eden (Gn3,24). Enfin la dernière phrase en Matthieu fait un
(anti-)parallèle parfait avec la phrase qui commence l'histoire
d'Abel et Caïn : « Il prit chez lui son épouse, mais il
ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il
donna le nom de Jésus » (Mt1,25) // « L'homme connut Ève
sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn. » (Gn4,1). Il
semblerait que Matthieu savait que la Genèse présentait deux récits
distincts des commencements, et qu'il fallait en rédiger aussi deux
pour montrer que Jésus en était l'accomplissement. Ce qui n'est
pas le cas des créationnistes dont la plus grande bêtise n'est peut
être pas de prétendre qu'il existerait une théorie de la création
qui aurait la même légitimité scientifique à être enseignée que
la « théorie de l'évolution », mais de croire qu'à
partir des textes bibliques, il serait possible de formuler une
théorie scientifique et historique des origines du monde et de
l'humanité. Cependant ces deux récits ont une cohérence commune.
C'est Jésus-Christ lui même qui nous en donne la clef herméneutique
quand il répond aux pharisiens qui tentent de le piéger en lui
soumettant le problème de la répudiation. Les
anthropologies-théologies septadienne et édénique se rejoignent
pour affirmer que le féminin et le masculin doivent être considérés
à égalité pour envisager l'humanité à l'image de Dieu. Les
violences de genre défigurent cette humanité, et rendent
méconnaissables Dieu, y compris dans les écritures que l'on se met
à interpréter de manière misogyne.
Joseph a été un homme qui s'est comporté en époux. Il
n'est pas extraordinaire. Ces ancêtres ont été nombreux à se
comporter de manière tout à fait machiste, comme le montre sa
généalogie. Autour de lui, les valeurs de la civilisation étaient
massivement patriarcales. Mais au fond de lui, il ressentait cette
état de fait comme injuste. Or « il était juste ». En
se mettant à l'écoute de la parole de Dieu, à travers le visage de
Marie qu'il aimait et avec qui il ne pouvait être injuste, à
travers la parole mystérieuse entendue dans l'intimité d'un songe,
et à travers la parole transmise dans les écritures, Joseph s'est
fait obéissant. Et il a accueilli la Vie. Il n'a pas été un
obstacle à l'Incarnation.
Prions pour la conversion des hommes enfermés dans leur position
de dominant. Qu'ils reçoivent la grâce d'être des époux, au
service de l'accueil de la Vie.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe viens de lire votre très intéressant commentaire de la figure de Joseph en saint Matthieu. Nous autoriseriez-vous à en publier le début sur le site de FHEDLES avec un lien vers votre blog ? Auriez-vous un email ? Le notre : contact[at]fhedles.fr
Merci et joyeux Noël.
Gonzague
http://pourunfeminismecatholique.blogspot.fr/2013/07/joseph-lanti-adam-face-larbitraire-des.html
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Merci et joyeux Noël.
Gonzague